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Filou en personne apporta le message d’Ahotep à l’Afghan et au Moustachu qui se trouvaient au quartier général de la résistance memphite, une ferme à moitié détruite et apparemment abandonnée. Comme elle n’intéressait plus les Hyksos depuis longtemps, c’est là qu’ils entreposaient nourritures et armes venues du sud avant de les introduire dans Memphis assiégée.
Connaissant tout des habitudes et des horaires de l’ennemi, les Égyptiens utilisaient au mieux les failles du blocus. Le commandant de la charrerie ne lançait plus d’assauts et se contentait de démonstrations de force, lors de grandes manœuvres destinées à impressionner les résistants, condamnés à pourrir sur place.
Le Moustachu décoda le message.
— Alors ça ! Impossible, on y laisserait notre peau.
— La reine nous ordonne-t-elle d’attaquer Avaris ?
— Tu n’es pas loin de la vérité ! Alors ça…
— J’aimerais davantage d’explications, souhaita l’Afghan.
— Nous devons nous emparer d’un char hyksos et de plusieurs chevaux.
L’Afghan n’eut plus envie de plaisanter.
— Alors ça, murmura-t-il encore.
Abasourdis, les deux hommes vidèrent une jarre de vin rouge, une piquette locale qui donnait du courage.
— La reine ne nous donne pas le choix, je suppose ?
— Tu la connais, répondit le Moustachu.
— L’idée est géniale, mais sa réalisation plutôt hasardeuse, d’autant plus que nous ne savons manier ni les chevaux ni les chars. Hors de question d’en voler un en le conduisant.
— Très juste, l’Afghan. Donc, une partie du commando s’occupera de ces bestiaux, qui doivent ressembler à des ânes, une autre du char, qu’il faudra tirer jusqu’au fleuve. Et nous embarquerons le tout sur un voilier.
— J’apprécie ce raccourci qui présente l’avantage d’éluder les phases critiques de l’opération. Crois-tu que nous puissions poliment prier un officier hyksos de nous autoriser à examiner son véhicule ? Ta première réaction me paraît la bonne : on y laissera tous notre peau.
— Les ordres sont les ordres. On ne va quand même pas décevoir la Reine Liberté ?
— Là, le Moustachu, je te suis.
Les deux amis réunirent leurs meilleurs hommes pour former un commando de trente résistants. Plus nombreux, ils risquaient de se faire repérer et d’être inefficaces. Inutile de leur demander s’ils étaient volontaires pour une mission impossible, puisqu’ils devaient l’être en permanence. Néanmoins, l’objectif ne souleva aucun enthousiasme. Chacun comprit qu’il avait fort peu de chances de survivre à cette folie.
— J’envisage trois actions simultanées, proposa l’Afghan. Une : les Memphites créent une diversion en attaquant le campement hyksos le plus proche de la muraille blanche. Deux : vingt-cinq d’entre nous sortent un maximum de chevaux de l’écurie. Trois : les cinq autres s’emparent d’un char.
Cent questions fusèrent, soulignant les difficultés de l’opération. Et la piquette coula à flots.
Marchant dans les traces de Téti la Petite à laquelle elle rendait chaque jour hommage, Néfertari ne cessait d’embellir Thèbes. Elle avait conquis tous les cœurs, y compris ceux des vieux prêtres et des artisans les plus revêches. L’intendant Qaris était devenu son dévoué complice, et le ministre de l’Économie Héray mettait un point d’honneur à lui présenter les preuves d’une parfaite gestion.
La jeune reine ne restait pas enfermée dans son palais. Elle parcourait la campagne, visitait les maisons de la capitale, accordait la même considération aux pauvres et aux riches, intervenait en faveur des malades et des plus démunis. Les journées étaient longues, parfois épuisantes, mais comment aurait-elle osé se plaindre en songeant à Ahotep qui, depuis tant d’années, luttait au péril de sa vie pour libérer l’Égypte ?
Seule l’absence d’Amosé lui pesait vraiment. Privée de sa force paisible, elle se sentait vulnérable.
Enfin, il était de retour !
Bien avant son arrivée, Néfertari se trouvait au débarcadère où l’on faisait la fête pour accueillir le pharaon.
Ni elle ni lui n’entendirent les acclamations. Dans leur regard régnait un bonheur si profond et si intense qu’ils étaient seuls au milieu de la foule en liesse.
Néfertari parvenait presque à lui faire oublier la guerre, tant leurs nuits d’amour étaient joyeuses et passionnées. Mais Amosé était le pharaon et, le matin venu, il devait à son peuple d’assumer les devoirs de sa charge. Vénérer Amon à Karnak était le premier d’entre eux, afin que le lien entre le ciel et la terre ne soit pas rompu. Ensuite venait la réunion de son conseil à laquelle assistait Néfertari dont les recommandations faisaient autorité. Connaissant à la perfection les forces et les faiblesses de la région, la Grande Épouse royale orientait les esprits vers les bonnes décisions.
— Combien de temps comptes-tu demeurer à Thèbes ? lui demanda-t-elle alors qu’ils goûtaient la douceur du soir sur la terrasse du palais.
— Juste la période nécessaire pour enquêter sur la mort d’un vieux général et savoir s’il n’était pas l’espion hyksos que nous recherchions.
— L’espion hyksos, mais…
— Ma mère le considère comme responsable de la mort de mon père et de mon frère.
— Ce monstre aurait assassiné deux pharaons… Et tu aurais pu être sa prochaine victime !
— Sois très vigilante, Néfertari, et note le moindre comportement suspect.
Le roi reçut Héray dans son bureau. Tout en continuant à veiller sur les récoltes et le remplissage des greniers, une arme de guerre aussi essentielle que l’épée, le ministre avait étendu son domaine à l’ensemble de l’économie thébaine. Le contact facile et l’œil vif, Héray fréquentait tout le monde. Comment oublier l’époque où il dénichait, à Thèbes, les partisans des Hyksos ? Toujours leste en dépit de sa masse impressionnante, il n’avait pas cessé d’entretenir un réseau d’indicateurs afin que rien ne lui échappât et que la sécurité de la capitale fût bien assurée.
— As-tu étudié le cas du général ?
— En détail, Majesté. C’est un Thébain qui a franchi tous les échelons de la hiérarchie grâce à sa capacité de former les jeunes recrues. Il a passé l’essentiel de son existence sur la base secrète et s’est toujours montré un fervent partisan de la lutte contre les Hyksos. Pendant son agonie, il a conseillé à ses proches de rester fidèles à la Reine Liberté.
— Rien ne se cache derrière cette belle façade ?
— Rien, Majesté. Ce militaire vivait à la caserne et ne s’occupait que de ses soldats.
— Aucun voyage vers le nord ?
— Aucun.
— Dans son entourage, personne n’a émis de soupçons sur son comportement ?
— Personne, Majesté.
— Donc, un officier honnête et respectable qui a bien servi son pays.
— Exactement.
— Ton réseau ne t’a-t-il pas signalé un cas suspect parmi les dignitaires thébains ?
— Non, Majesté.
— Ne relâche pas ton attention, Héray.
— S’il existe encore un seul partisan des Hyksos dans notre bonne ville, je l’identifierai.
Conformément au désir de la reine Ahotep, le pharaon se rendit à la base militaire pour y faire préparer un vaste terrain clos et des écuries destinées aux chevaux hyksos qui, si le destin favorisait le commando chargé de s’en emparer, arriveraient bientôt à Thèbes.